TREKKER - Traversée de l'île de Kerguelen
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Du 23 novembre au 17 décembre 2015
TREKKER - Traversée de l'île de Kerguelen
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Expedition TREKKER - Traversée de l'archipel des Kerguelen
13 novembre 2015.
Lentement le Marion-Dufresne s'éloigne du quai après avoir largué la dernière aussière qui l'y retenait encore. Le navire ravitailleur des Terres australes françaises franchit les passes du port de commerce de l'île de la Réunion sous le regard noir de pluie des reliefs luxuriants surplombant la Possession : l'équipe TREKKER vient d'appareiller pour les îles Kerguelen.
Bertrand, François, Frédéric, Mika : quatre hommes portés par la même passion pour cette terre de France perdue aux confins de l'Océan Indien, à quelques 1500 km du continent antarctique...
Objectif : la traversée nord-sud puis, ouest-est de la grande île, de Port-Christmas à Armor. En 25 jours de marche.
Textes : essentiellement Bertrand Lesort, accessoirement Mika Charavin. Photos : Mika Charavin.
[Était également présent les cinq premiers jours du trek l'ami Cédric Marteau, directeur de la Réserve Naturelle des Terres Australes.]
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1er jour - Péninsule Loranchet
En ce matin du 23 Novembre, la Marion Dufresne, escorté par des dizaines de dauphins de Commerson, s'avance dans la baie de l'Oiseau. A la faveur d'une éclaircie, le pilote de l'hélicoptère et l'OPEA (le chef des opérations logistiques à bord du navire) donnent leur feu vert pour opérer notre dépose au cap d'Estaing, pointe la plus septentrionale de l'île.
En entamant notre marche vers le sud, nous snobons l'arche effondrée, symbole de l'archipel, pour nous rapprocher de la côte ouest, très peu connue, inaccessible par la mer. En peu de temps, le ciel est devenu couleur de plomb, des nuages d'onde surmontent les îles Nuageuses au nord-ouest, le vent s'est renforcé. Dans l'air flotte le pressentiment d'une menace évidente...
Kerguelen nous accueille comme elle sait le faire, avec ses excès, sa rudesse et ses paysages majestueux...
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Sur les versants qui dominent le fond de l'Anse de l'Iceberg, les cascades sont projetées vers le haut ; sous les coups de boutoir du vent, nous titubons dans des éboulis qui mènent à une crête et rebasculons sur la façade orientale de la Péninsule Loranchet, que nous espérons un peu plus abritée.
Nous dressons péniblement notre premier camp dans les rafales. Toute la nuit, les tentes subiront les assauts excessifs du vent et de la pluie.
Kerguelen nous accueille comme elle sait le faire, avec ses excès, sa rudesse et ses paysages majestueux...
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2ème JOUR - Baie de la Désolation
Après un premier bivouac extrême de pluie et de rafales tempétueuses, le vent s'est tu et nous repartons Ce sont les cris étouffés des gorfous macaronis qui, venus du bas et alors que, dans un épais brouillard et sur des pentes anormalement raides, nous nous questionnons sur la direction à suivre, nous renseignent sur notre progression : nous sommes quelques 500 m plus à l'ouest que prévu, au-dessus de la côte occidentale. Bien que d'une altitude modeste (les sommets culminent à peine au-dessus de 500 m), le nord de la péninsule Loranchet se caractérise par une géographie passablement complexe, définie par l'absence de vallées et des isthmes étroits entre ses deux façades maritimes. Nous cheminons à mi-pente, tantôt sur la façade orientale de la péninsule, tantôt à proximité des falaises occidentales, en nous gardant bien de rejoindre les côtes, trop escarpées.
Egalement très caractéristique sur ces îles, le cheminement louvoie entre des barres de basaltes. Les escarpements les plus hauts peuvent faire plusieurs centaines de mètres de hauteur mais ne sont pas systématiquement infranchissables. Ceux d'une hauteur de 10 ou 20 mètres, très
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nombreux, ne sont jamais cartographiés (la carte topographique au 1/100 000 est ce qui se fait de plus précis aux Kerguelen) et il faut donc sans cesse les contourner ou tenter de les franchir lorsqu'ils montrent la moindre faiblesse.
Nous sommes récompensés quand, sortant du brouillard, l'anse des Gabiers s'offre à nous, dévoilant ses falaises noires. Nous avions imaginé poursuivre le long des falaises qui dominent, des kilomètres durant, la Baie de la Désolation : cette partie de l'archipel est l'une des plus difficilement accessible et est donc très rarement observée. Malheureusement, l'éclaircie est de courte durée et le brouillard revenu nous impose un cheminement moins ambitieux et plus sûr. Une fois le lac du Tigre atteint, nous optons pour un basculement vers la baie de Recques via l'Anse du Charbon.
Nous dressons le camp sur un replat mi-roc mi-boue, dans les rafales de vent et la pluie revenues...
Plus à l'ouest que prévu...
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4ème JOUR - TEMPÊTE
La nuit aurait put être calme... Mais c'eut été sans compter sur un couple de skuas (une sorte de goéland aux allures de rapace et qui n'a peur de rien) à la recherche de nourriture facile. Ou bien curieux, tout simplement... Peu soucieux des règles de bon voisinage, ils commencent à frapper à la porte vers quatre heures du matin. Trop tôt pour nous ! Mais peut-être est-ce un présage ? Car en nous levant finalement 2 heures plus tard, le vent tempétueux s'est aussi réveillé et le démontage des tentes sous une pluie battante lance une journée particulièrement éprouvante.
Tout commence dans une longue vallée encadrée de parois basaltiques hautes de 300 mètres, noires, fermées à leur sommet par des nuages, noirs eux aussi, pleins d'une eau qu'ils déversent sur un paysage morne et hostile. Au début, il y a un lac dont les eaux se jettent paisiblement dans la mer. Cinq marcheurs progressent poussés par un vent de 100 km/h dont les sautes bousculent, ballottent, déstabilisent chaque pas sur un sol qui exige déjà une précision de tous les instants.
Spectacle gothique, ambiance heroic fantasy.
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Dans le lac se jette une rivière dont nous remontons le cours sous des trombes d'eau. Du haut des falaises, tous les cent mètres, des tonnes d'eau que le sol refuse d'absorber tombent en cascade immédiatement saisies par les bourrasques qui les propulsent à l'horizontale... Spectacle gothique, ambiance heroic fantasy.
Les quatre premières heures se passent plutôt bien malgré les éléments qui se déchaînent. Le sol s'élève lentement puis un premier verrou nous amène au niveau supérieur et nous entrons dans un immense cirque ... L'amateur que je suis n'imagine pas qu'un passage existe quelque part au cœur de ces murailles. Mika et Fred cherchent ... Il faut monter ! Le vent s'est encore renforcé. Je tombe une fois, deux fois, je suis trop lourd ... Mika redescend sans sac pour me soulager en portant le mien.
L'arrivée au sommet n'apporte pas la paix pour autant. Nous devons redescendre, sans tarder ; le vent a encore crû en intensité, nous agressant littéralement. Dans les éboulis d'une combe étroite, dans laquelle il s'engouffre avec une violence démente, puis [...]
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[...] le long d'un canyon escarpé, nous marchons à tâtons, conscient qu'une mauvaise chute ici serait ce qui pourrait nous arriver de pire.
Parvenus dans le fond du vallon, nous mettons une heure à dresser le camp tant la tempête fait rage. L'épreuve continue une grande partie de la nuit : les deux tentes se couchent, dans un sens puis dans l'autre, sous les assauts du vent qui, dans un vacarme assourdissant, déferle sur nous par vagues. Pas fier, chacun de nous s'efforce de soulager la pression énorme qu'encaissent les tentes. Combien de temps résisteront-elles à pareil traitement ??
Combien de temps résisteront-elles à pareil traitement ??
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7ème JOUR - Rivières et déversoirs.
Une fois encore, la nuit a été rude, le vent et la pluie ne nous laissant guère de répit. Ce matin, mi-amusés mi-inquiets, nous constatons qu'un filet d'eau, porté par la dalle de pierre imperméable sur laquelle nous sommes posés, coule sous la tente et forme une véritable flaque dans l'abside, à l'endroit même où Mika prépare le petit déjeuner. Plus inquiétant encore, l'état du bassin fluvial qui s'étend à nos pieds : avec les pluies incessantes de la nuit, les cours d'eau ont doublé de volume. Or, à première vue, la présence de barres rocheuses semblent interdire toute progression de ce côté-ci de la rivière et impose donc sa traversée. Mika et Fred partent en reconnaissance pour trouver un passage.
Après avoir arpenté la rive sur un km environ, Mika réussit à traverser tous les bras de la rivière mais revient soucieux : avec de l'eau jusqu'au nombril, dans un courant puissant, il juge le franchissement risqué pour le groupe. Entre temps, Fred finit par débusquer un passage par le haut, entre les barres rocheuses, qui n'exige qu'une traversée d'un cours d'eau secondaire : l'exutoire oriental des lacs Louise.
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Nous optons pour cette solution, avec la ferme intention d'avancer. Le temps ne se prête de toute façon pas au tourisme... 3 kilomètres plus loin, nous ne pouvons malheureusement plus repousser l'incontournable : il nous faut traverser la rivière issue du glacier Agassiz. Mika, déterminé, s'engage dans le flot boueux sans même retirer ces chaussures de marche ni son pantalon. Mouillé pour mouillé...
Nous déjeunons à la hâte, protégés par une anfractuosité dans une butte rocheuse. La charcuterie, le fromage,le pain et le chocolat nous font du bien. Le froid descend du glacier, malheureusement dissimulé par les nuages. Nous sommes déjà repartis.
Sous l'œil hautain du mont Pâris, nous caressons les rives des lacs Hera, Athéna et Aphrodite ; ici la mythologie grecque a inspiré les baptiseurs des lieux. Un peu plus loin, après une troisième traversée de rivière glaciaire et la longue remontée d'un "sandur" roulant, poussés par un vent rageur, nous marchons sous le Gros Téton et nous nous retrouvons... en Savoie : le glacier et le lac de Chamonix se déversent dans la vallée de l'Arve. François et Fred jouent à domicile.
Magie des noms de lieux de Kerguelen qui nous promènent du Mercantour à la verte Erin
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9ème JOUR -
Ce matin, une harde de 70 rennes paissent d'invisibles végétaux dans la plaine alluviale du Val Danièle. Ils perçoivent notre présence à grande distance et engagent une manœuvre de contournement pour rester hors de portée. Tandis que nous débutons notre marche rive gauche, vers l'aval, la harde remonte au galop vers l'amont et nous la regardons passer, admiratifs.
Nous traversons coup sur coup les rivières issues des glaciers Vallot, Neumann et de l'Explorateur et atteignons la vallée des Merveilles dont le bassin se jette dans la baie Irlandaise au fond du golfe des Baleiniers. Magie des noms de lieux de Kerguelen qui nous promènent du Mercantour à la verte Erin à bord des navires de Nantucket !
La lumière est magnifique en cette fin d'après-midi sur les contreforts du mont de la Tourmente (que cache donc ce nom ?!), Derrière nous, le bas de la calotte dévoile ses contours et nous identifions les principales variations des reliefs qui la bordent : loin dans le nord, à 2 jours de marche, l'arête franchement blanche du Névé de la Lune court du Mont du Givre à celui du Grésil.
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En limite nord-est de la calotte, un enchaînement de points hauts au nom rudimentaire : l’Arête. A son est, la silhouette significative du Grand Téton et à son pied le glacier Dumont d'Urville. Plus au sud, le large glacier Vallot d'où émergent les deux nunataks de la Puce et les raides escarpements rocheux du Mont Carroz. Le sommet du Dôme reste, lui, sous la chape de nuages que brosse un vent de sud-ouest soutenu...
Toutes ces incertitudes font le sel de l'aventure...
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12ème JOUR - La Porte du Cook
Ce matin, une tension certaine est palpable. C'est une journée particulière qui débute, le "crux" de la traversée diraient les grimpeurs : nous allons finalement tenter de rejoindre la cabane de la Mortadelle par le chemin le plus court. C'est un coup de poker que nous jouons là, qui peut nous faire gagner pas mal de temps, comme nous en faire perdre tout autant. Parviendra-t-on à rejoindre le glacier Ampère sans que des barres rocheuses infranchissables nous en coupent la route ? Aurons-nous un minimum de visibilité pour cheminer ? Au point de traversée visé, le glacier sera-t-il aussi débonnaire que le laissent penser les photos satellites en notre possession ?
Et le vent qui descend de la calotte - et que nous aurons de face -, ne sera-t-il pas simplement trop fort ? Sur ce point, le bulletin météo reçu hier soir par satellite ne nous rassure pas plus qu'il nous invite à abandonner cette option : ça n'est pas optimal, ça n'est pas vraiment mauvais non plus, c'est dans la moyenne d'une météo kerguélénienne, un vent d’ouest de 25 ou 30 nœuds, et des averses de neige et de grésil. Combien de personnes sont passées par là avant nous ? Peu, assurément... Toutes ces incertitudes font le sel de l'aventure, ce que nous sommes venus chercher.
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Après une mise en jambes en pente douce, nous arrivons au bord d’un petit lac proche d’une ancienne langue glaciaire aujourd’hui disparue. Là, la pente s’accentue, les premiers névés accueillent nos pas. La marche y est sure : pas de pierre instable, pas de mousse spongieuse. A l’étage supérieur, nous sommes au pas de la porte. La Porte du Cook : un col qui culmine à quelques 500 mètres d’altitude - mais qui en valent bien 2000 chez nous. En fait de porte, il s’agit plutôt d’un interminable corridor blanc, en faux-plat montant, battu par les bourrasques de neige qui vient s’agglutiner sur nos vestes colorées. Poursuivant notre progression, nous entamons la descente sur un terrain pierreux, instable. Dans ce désert de montagne, un couple de canards d’Eaton nous rend visite, témoins éphémères et discrets de nos efforts.
Nous sommes entrés au pays du Cook. Sur un versant de la vallée que nous descendons, des lignes sombres et horizontales indiquent d'anciens niveaux lacustres, la preuve de l’existence passée d’un lac glaciaire, le lac du Bouchet, apparemment disparu. Celui-ci a été exondé en raison de la fonte du glacier : lors de son recul, la calotte a libéré un espace dans lequel le lac s’est engouffré,
Nous l’appellerons la "vire du miracle" tant un cheminement ici paraissait improbable..
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cent mètres plus bas, deux kilomètres plus loin, trois fois plus étendu… Alors que la conférence sur le climat se déroule à Paris, nous avons sous les yeux une conséquence spectaculaire du réchauffement climatique.
En arrivant sur les hauteurs du nouveau lac du Bouchet, nous découvrons les parties basses de la calotte Cook et une de ses langues émissaires, le glacier Ampère, ici très crevassé. A l'aplomb du lac, les pentes se raidissent nettement et se terminent en barres rocheuses. Pas de passage évident... Les giboulées de neige ont laissé place à de glaciales averses de pluie, le vent est omniprésent, le ciel, lugubre. Nous partons en reconnaissance dans l'espoir de trouver une issue. Un passage, étroit et en dévers, entre deux hautes barres rocheuses, court sur plusieurs centaines de mètres et rejoint le glacier. Nous l’appellerons la "vire du miracle" tant un cheminement ici paraissait improbable...
Conformément à notre diagnostic, nous traversons le glacier Ampère sans aucunes difficultés. Elles se localisent davantage sur les pourtours du glacier, du fait de son retrait très rapide ces dernières décennies. Nous progressons à vue sur ce terrain rocheux, tentant de deviner un cheminement logique et sain.
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Nous débouchons sur la rive nord-ouest d'un lac né des glaces il y a une trentaine d'années. Nous butons une première fois sur de petites barres rocheuses infranchissables à l'approche d'un second lac, escaladons dans les bourrasques un ressaut qui en forme l'exutoire, et choisissons de regagner une peu d'altitude dans des éboulis raides afin, pense-t-on, d'éviter les reliefs les plus marqués qui semblent barrer la route directe vers notre objectif du jour. 1H30 plus tard, alors que seule un cinquantaine de mètres de dénivelé nous séparent des deux cabanes de la Mortadelle, nous cherchons une ligne de faiblesse qui sinuerait entre les barres rocheuses. En vain ! Nous venons de perdre la dernière partie - on ne peut gagner à tous les coups ! - et nous résignons à faire demi-tour, remonter pour mieux redescendre. Plus loin...
C'est à la tombée du jour, après douze heures de marche, que nous rejoignons, soulagés, les cabanes de la Mortadelle.
Qui, en France, connait Rallier du Baty... ?
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16ème JOUR – Changement de décor !
Rallier du Baty tient une place de choix aux îles Kerguelen, pourtant qui le connaît en France ?
Henri Rallier du Baty est un vrai aventurier, et d’une certaine manière le second Français découvreur de Kerguelen. Peu après la réaffirmation de la souveraineté française sur l’archipel, cet ancien homme d’équipage de Charcot à bord du Pourquoi Pas ! décide de venir y chercher fortune. Nous sommes au début du XXème siècle, à la fin de l’âge d’or des baleiniers. La graisse de phoque attire encore les plus audacieux. Il échouera, comme tous ses successeurs, non sans avoir effectué deux voyages à bord d’un navire minuscule, le J.B. Charcot. Après la Première Guerre Mondiale, Henri publie le récit de ses aventures épiques. Mais aucun éditeur français n’étant intéressé, il est contraint de le faire en Angleterre, qui plus est dans la langue de Cook … Ce n’est que cinquante ans plus tard que ses Aventures aux Kerguelen seront retraduites et publiées en français.
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La toponymie de l’archipel rend hommage à cette histoire et à Rallier du Baty. Henri et son frère Raymond, également marin du J.B. Charcot, ont donné leur nom à la péninsule du sud-ouest de l’archipel et leurs prénoms à deux de ses plus hauts sommets : Henri culmine à 1262 mètres, Raymond à 1166. A l’ouest de la ligne de crêtes qu’ils déterminent et qui se prolonge jusqu’au sud de la péninsule, un terrain inaccessible descend vers la côte occidentale battue par les assauts de l’océan. A l’est, de larges vallées glaciaires dessinent des paysages fort différents de ceux que nous avons parcourus jusqu’ici.
Un vent vif et froid déboule des montagnes alors que nous traversons d'un pas pressé les Vallées des Contacts et de la Mouche. Mais à la mi-journée, le ciel se dégage pour de bon, dévoilant de hauts sommets couverts de glace ou de givre, dont les plus significatifs répondent aux noms de Bicorne, des Dents Blanches, du Mont Erebus. Au sud de la péninsule, la silhouette englacée du Pic St-Allouarn fait office de Fujiyama local.
Au Groenland... non, en Jordanie, dans le Wadi Rum !
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A l’est, à trente-cinq kilomètres de là, le mont Ross, point culminant de l’archipel, apparaît, majestueux, bien décidé à ne pas laisser la vedette aux sommets des deux frères du Baty ! Mais il ne gagnera pas aujourd’hui ! Les Deux Frères, c’est aussi le nom du massif granitique à deux têtes vers lequel nous nous dirigeons désormais au milieu de blocs noirs de toutes tailles, réminiscences d’une éruption volcanique à moitié noyées sous une couche d’alluvions de teinte brune.
Nous poursuivons notre marche sous un soleil enfin éclatant et une température printanière, jusqu'à atteindre la vallée des Sables, où nous installons le camp au pied du mont du Portillon. On se croirait ailleurs, au Groenland, non, en Jordanie, dans le Wadi Rum !
Ce soir, nous nous couchons pour la première fois sans le moindre souffle d'air. Le chant des pétrels plongeurs, oiseaux terricoles, emplit la nuit.
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17ème JOUR - La plage de la Possession
À midi, nous atteignons la quasi extrémité sud de la péninsule Rallier du Baty : coincée entre l’arête Jérémine et les Monts du Commandant, l'Anse du Gros-Ventre et la plage de la Possession. Après tous ces jours passés dans les montagnes ou le long de fjords profonds, pauvres en vie animale, nous retrouvons sur cette plage la vie truculente des terres australes : éléphants de mer, manchots papous, manchots royaux, skuas subantarctiques, otaries à fourrure, sternes de Kerguelen, petits bec-en-fourreau...
Deux jeunes éléphants de mer mâles se disputent la domination d’une parcelle. Un peu plus loin, un pacha monstrueux parcourt son harem pour assurer sa descendance. Toutes ne sont pas d’accord et manifestent en grognant. Au milieu des mammifères, manchots royaux et papous désœuvrés attendent. On ne sait quoi. Ils nous observent, mi-intrigué mi-inquiet, prennent leurs distances mais pas trop…
Des troupes d’hommes prêts à en découdre...
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C’est ici, qu’en février 1772, monsieur de Boisgehenneuc, accompagné d’une ébauche de corps expéditionnaire, prit possession de l’archipel au nom du roi de France. En approchant de la côte, il crut voir des troupes d’hommes prêts à en découdre pour empêcher cette intrusion hostile. Mais il se rendit rapidement compte que ceux qu’il avait pris pour des hommes n’étaient que d’inoffensifs manchots royaux. Kerguelen, quant à lui, repartait déjà vers la France pour annoncer triomphalement sa découverte d'un continent austral, riche et couvert de forêts. La confusion des circonstances de la découverte et des rapports qui en furent faits ont longtemps fait débat. Il faudra attendre le retour du second voyage de Kerguelen pour connaître la vérité sur cette France Australe.
C'est ici aussi que s'achève la première partie de notre itinéraire qui consistait à relier les deux points de prise de possession de l'archipel, puisque la baie de l'oiseau et son Arche, d'où nous sommes partis, étaient le point touché par la seconde expédition de Kerguelen, au début de l'année 1774.
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21ème JOUR – Dantesque !
La harde de rennes qui stationnait hier soir non loin de la caverne est manifestement passée ici très récemment, en file indienne, traçant un sentier confortable dans l’acaena qui recouvre les pentes au-dessus du fjord Larose : du pain bénit pour nos chevilles. Nous progressons à bonne allure le long de la mer puis nous engageons dans l’ascension du col de Dante.
Là-haut, la vue est tout simplement remarquable : Chaos de formes, chaos de couleurs , chaos de lumière ! Les plans s'enchaînent jusqu’aux contreforts enneigés du mont Ross, lui-même bâillonné par les nuages. Là, un grain de neige balaye les versants, ici une éclaircie éphémère illumine un éboulis gris clair ou un lac aux reflets bleu outremer. Un téton et deux canines déchiquettent la base des névés du massif Gallieni. Posée au bord du lac de Jougne, la roche Sanadoire, plantureux mamelon haut de trois cents mètres et dont nous distinguons peu à peu les détails, dévoile entre deux averses de grésil des enchevêtrements complexes d’orgues basaltiques... Étonnant spectacle que nous ne nous lassons pas d’apprécier : peut-être le paysage le plus accompli qu'il nous ait été donné d'observer depuis que nous avons posé le pied à terre il y a plus de vingt jours.
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En traversant, plus loin, la Plaine de Dante surgit la silhouette emblématique du Doigt de Sainte-Anne qui annonce la Baie Larose et notre retour sur la façade océanique. Manchots royaux et éléphants de mer nous y accueillent tandis que nous atteignons la cabane, vieille boîte métallique rongée par l’air marin et posée sur une pente "souilleuse"... mais malgré tout bienvenue. Nos standards de confort ont bien évolué et nous ne sommes pas mécontents de profiter de cet abri.
Chaos de formes, chaos de couleurs , chaos de lumière !
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22ème JOUR – Le doigt de Sainte-Anne
A cinq kilomètres au sud de la cabane, le Doigt de Sainte-Anne, du haut de ses 153 mètres, veille sur la baie. A ses pieds s’étend, dit-on, l’une des plus belles manchotières des Terres australes.
Mais une fois parvenus au pied du Doigt, nous sommes sidérés : il n'y a plus trace de manchotière ! Evidemment, il y a bien des manchots, mais seulement de petits groupes, et pas de poussins. Comment une manchotière estimée à 100 000 individus a-t-elle pu disparaître ainsi ?
Mais au détour du monolithe, surgit soudainement la manchotière. Grouillante, bruyante, puante... à souhait ! Des dizaines de milliers de manchots, des nurseries bondées de poussins à la robe brune appellent, crient, encadrés par les adultes, aussi gueulards que leur progéniture. Spectacle inouï...
Comment une manchotière estimée à 100 000 individus a-t-elle pu disparaître ainsi ???
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24ème JOUR – Au pied du Ross
Deux sommets dessinent la montagne, le Grand et le Petit Ross, et bien que d'une altitude modérée (1850 mètres au Grand Ross), leurs arêtes déchiquetées, couvertes de glace, ne laissent aucune place à des lignes douces et arrondies. Le mont Ross est somptueux dans l’hostilité de ses traits.
A ce jour, seules trois expéditions ont foulé les champignons de givre qui recouvrent l'arête sommitale. En 1975, Afanassief, Cordier, Polian - pour ne citer que les grimpeurs les plus emblématiques de cette équipe - sont missionnés par la Fédération Française de la Montagne pour enfin atteindre le dernier sommet de France à n'avoir alors jamais été gravi. Il faut attendre 26 ans (2001) pour que le Groupe Militaire de Haute Montagne répète la voie de la première ascension et en ouvre une nouvelle, plus directe et soutenue, dans la face ouest. 2007, la cordée Dod (Lionel Daudet) / Emmanuel Cauchy réalise la première traversée des très aériennes arêtes reliant le Grand au Petit Ross.
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Nous remontons le long des moraines latérales du spectaculaire glacier Buffon. Cette langue de glace, ensevelit sous des amas de roches écroulées, s'écoule sur dix kilomètres, frôle la Table du Cratère et rejoint l'océan à la Plage Demi-Lune. Profitant d'un balcon naturel situé à 650 mètre d’altitude, nous prenons la mesure du monument : caldeira, séracs, pitons, glaciers et moraines... le Mont Ross propose une symphonie de lignes et de variations de blancs et de noirs : la synthèse sublime entre glace et volcanisme !
L'absence totale de vent génère un silence peu commun en ces contrées, qui ajoute une dimension ultime au spectacle. Sous l’effet du soleil, des pans de glace se détachent des séracs suspendus sous les deux sommets et dévalent les mille mètres de parois de la face est. Le bruit sourd de ces avalanches irrégulières nous parvient quelques secondes plus tard.
Kerguelen est vraiment trop loin de tout !
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25ème JOUR – Enfer, Diable & Armor... Ultime étape
L'ascension du Volcan du Diable est tonique, le vent de travers nous déporte dans de violentes rafales. En contrebas, les lacs d’Enfer et Lancelot étincellent dans le soleil. Un albatros fuligineux tourbillonne au-dessus de nous.
Armor, une ancienne station d’élevage de saumons et de truites, à l'abandon depuis 1995, fut l’ultime tentative d'exercer une activité économique privée sur l’archipel. Ce fut, là encore, un échec… Décidément, Kerguelen est vraiment trop loin de tout.
C'est là que nous embarquons à bord du zodiac de la Réserve Naturelle pour une traversée mouvementée du Golfe du Morbihan. Le vent de nord-ouest soulève la mer jusque dans le fond des fjords, l'embarcation tape, épaule, décolle et retombe sur la vague suivante ; nous arrivons sur la cale de Port-aux-Français, chef-lieu des îles Kerguelen, un peu étourdis. Un vrai lit, une douche, un bon repas nous y attendent...
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Pour aller plus loin